Patrick CHAMOISEAU – Martinique

  
Patrick Chamoiseau, né à Fort-de-France, en Martinique, a fait des études de droits et d’économie sociale en France. Après avoir enseigné dans la région parisienne, il rentre vivre dans son pays où, avec Raphaël Confiant et Jean Barnabé, il a produit un retentissant ‘Éloge de la Créolité’ (Éd. Gallimard, 1989).
Il obtient la consécration en 1992 avec le prix Goncourt pour son roman ’Texaco’, une oeuvre vaste présentant la vie de Martiniquais sur trois générations.
  
Romans : ‘Chronique des sept misères’ Gallimard 1986 (prix Kléber Haedens 1986, prix international francophone Loys Masson 19872) et aussi Gallimard, coll. Folio, 1988 (préface d’Edouard Glissant) ; ‘Solibo magnifique’ Gallimard 1988 ; ‘Texaco’ Gallimard 1992 (prix Goncourt 1992) ; ‘L’Esclave vieil homme et le molosse’ avec un entre-dire d’Édouard Glissant, Gallimard 1997 ; ‘Biblique des derniers gestes’ Gallimard 2002 (prix spécial du Jury RFO) ; ‘Un dimanche au cachot’ Gallimard 2007 (prix du livre RFO 2008) ; ‘Les Neuf consciences du Malfini’ Gallimard 2009 (prix Critiques Libres 2013 dans la catégorie roman français) ; ‘Hypérion victimaire. Martiniquais épouvantable’ roman policier, éd. La Branche coll. ‘Vendredi 13’ 2013 ; ‘La matière de l’absence’ Seuil 2016 ; ‘J’ai toujours aimé la nuit’ Éd. Sonatine 2017.
  
Autobiographies : ‘Antan d’enfance (Une enfance créole, I) Hatier, 1990 (Grand prix Carbet de la Caraïbe) ; (Chemin d’école( (Une enfance créole, II) Gallimard 1994 ; ‘À bout d’enfance’ (Une enfance créole, III) Gallimard 2005.
  
Récit : ‘L’Empreinte à Crusoé’ Gallimard 2012.
  
Essais : ‘Éloge de la créolité’ Gallimard 1989, avec Jean Bernabé et Raphaël Confiant ; Réédition en édition bilingue créole/français ‘Éloge de la créolité / In Praise of Creoleness’ Gallimard 1993 ; ‘Martinique’ Ed. Hoa-Qui 1989 ; ‘Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature, Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane (1635-1975)’ Hatier 1991 (avec Raphaël Confiant) ; ‘Guyane : Traces-Mémoires du bagne’ Éd. C.N.M.H.S. 1994 ; ‘Écrire en pays dominé’ Gallimard 1997 ; ‘Élmire des sept bonheurs : confidences d’un vieux travailleur de la distillerie Saint-Étienne’ Gallimard 1998 (photographies de Jean-Luc de Laguarigue) ; ‘Livret des villes du deuxième monde’ Éditions du Patrimoine 2002 ; ‘Quand les murs tombent, l’identité nationale hors-la-loi ?’ éd. Galaade 2007 (avec Edouard Glissant) ; ‘L’Intraitable beauté du monde, adresse à Barack Obama’ Éd. Galaade 2009 (avec Edouard Glissant) ; ‘Césaire, Perse, Glissant, les liaisons magnétiques’ Éditions Philippe Rey 2013 ; ‘Frères migrants’ Éditions du Seuil 2017.
  
***

 
Une ville créole
  

[Publié dans le RN06 Caraïbes, septembre 1992, texte original en français
extrait du roman ‘Texaco’, Éditions Gallimard 1992, prix Goncourt 1992]
  

Dans le texte qui suit, Patrick Chamoiseau décrit une des plus célèbres villes de la Caraïbe : la ville de Saint-Pierre, en Martinique, que la Montagne Pelée devait malheureusement anéantir suite à l’éruption de 1902. La scène se passe, un peu avant l’abolition de l’esclavage, vers 1840…  

Mon papa Esternome était charpentier dans l’En-ville de Saint-Pierre. Sa vie restait perchée sur les charpentes à hauteur des pigeons. Il était sciant des poutrelles pourries, remplaçant des chevilles, réajustant des tuiles, dégringolant pour se raccrocher de justesse. Il était suant à monter-descendre des outils, des ficelles, des rabots, à mesurer cela, à cisailler ceci, à manger sans tafia de gros carreaux d’ignames sous une huile pimentée. C’est donc d’abord de haut qu’il découvrit l’En-ville : une enfilade de toits rouges face à la baie peuplée de bateaux, allant de fonds Coré jusqu’à l’anse Thurin, puis s’étageant sur les mornes de bois-debout dont elle ne devait jamais achever la conquête. Et cætera de tuiles, rouges, ocres, noires d’âges et de caca-zoizos, craquaient sous le soleil comme des terres assoiffées. Les tours jumelles de la cathédrales du Bon port, la pointe d’horloge de la chambre de commerce, des lucarnes à pignons, des bouts de façade, des fenêtres sans châssis, des volets à persiennes mobiles comme des paupières. Partout, la verdure d’un vieil arbre entre les interstices de la pierre et du bois, des croix hautaines, des bouts d’arcades, des silhouettes pâles dans l’ombre d’un séjour, le lent balancement d’on ne sait quoi relié aux nuages qui s’en vont, un bout de la majesté du théâtre, la torche fumante de l’usine Guérin, le tout vibré de rumeurs souterraines (marchandes, carrioles, chevaux claquant au pas). Le grincement lent-régulier du tramway à mulet soupirait surl’ensemble comme une clarinette. Esternome mon papa n’était pas poète (de cette sorte chimérique qui s’émeut dans des mots maniés comme des miroirs et autant de douleurs), mais il distinguait dans ce bric-à-brac une espèce de puissance. Il comprit qu’aboutissaient là, les misères des grandes Habitations esclavagistes. tout ce sang solitaire, cette douleur sans bondieu, ce travail-bœuf contre les avalasses de la mauvaise saison ou les emprises-du-feu de la saison-carême, se concentraient ici, en boucauts, en barils, en colis, prenaient chemin des mers dans la cale des navires après l’onction magique des gros livres de comptes. Il comprit aussi (mais en confusion : mon Esternome n’était pas une clarté de cervelle) qu’en y passant seulement, la richesse-plantation avait créé cette ville, nourri avec les miettes de son passage, des milliers de personnes qui des esclaves de terre ne savaient que peu de choses et s’en foutaient d’autant.
  
La chose lui prit la tête. Il tomba en souci de la voir de plus près. Il prit l’habitude d’y traînailler ses chaînes, de regarder, de ressentir. La ville était d’antan, solide, épaisse. Elle offrait peu de place à ses rues, sauf celle Victor Hugo qui allait large et fière. La ville était jaune, grise, moussue, mouillée dans ses ombres, elle gloussait l’eau souterraine des mornes. Au nord, la ville était plus fraîche. Côté du Fort, elle déployait un lélé de ruelles et de marches en gringole vers la mer. En son milieu, la ville grouillait des faiseurs de commerce, des dockers du mouillage saisis sous la chaleur des mornes gobeurs de vent. Là, un senti de rhumerie, ici une vapeur de fonderie, sur ce bord la cadence martelée des nègres tonneliers musiciens des marteaux. Au sud, la haute cathédrale touchant d’une ombre bénite des fabriques de mulâtres. Esternome mon papa était content de la rue Monte-au-ciel, non pour ce qu’elle suggérait mais pour son lot de marches qui montaient la montée portant à dos la mousse. Il l’aimait aussi pour son dalot central : en confiance, une eau claire y fuyait vers la mer. Cette rue était fraîche car ses façades barraient une bonne part du soleil. La rue de la Madeleine menait au couvent des sœurs de la Délivrande. Un couvent haut-et-bas, massif, au toit percé de deux lucarnes et d’une tourelle croitée, gardienne des orphelines. Ces dernières y apprenaient l’obéissance et les arts d’agrément. Mon Esternome les contemplait perdues dans des robes de mérinos noires, à manches longues malgré la chaleur. Elles portaient un chapeau sans gaité. Leurs cheveux tressés se nouaient toujours par un ruban en dueil. Depuis le pont de la Roxelane, il allait guetter les lavandières. Elles passaient la journée à battre le linge, puis à étendre en babillant comme des oiseaux soûlés. Elles ne s’arrêtaient que pour griller quelque la-morue sur une braise de campêches avant de l’émietter dans l’avocat huilé. Les draps blancs abandonnés un peu partout, frémissaient alors comme des ailes d’anges tombées au cœur de l’embellie. C’étaient toutes des papa-femmes, esclaves ou libres, dont les pieds et les mains étaient fripés par l’eau. Parfois, mais très rarement car l’homme est oublieux, ces babilleuses lui ramenaient souvenir de sa vieille manman. Puis il dévirait lentement vers le pont Moorestin, contemplant la rivière plus ou moins propre selon les jours. Malgré la bordure d’un muret, cette rivière Roxelane semblait chercher patience pour effriter la ville, la transformer en une de ces roches rondes bien dociles à ses guises. Il me parlait aussi de la rue Bouillé : accroché au poitrail d’un bourricot esclave, un tramway y grinçait des vieillesses. Le bourricot n’avait aucune chance d’être un jour affranchi, pensait mon Esternome. Sauf bien sûr (se disait-il encore), si la mort le voulait. Mais en ce temps là, gémissait-il en ironie, la mort même se situait du côté des Békés.
  

Marie-Sophie, o ma douce, imagine la rue centrale, ses magasins semés en graines, ses auvents de fer blanc de bon service contre les pluies. Là, une touffée de marchandes balançaient à-moué à moi à-moué… Elles vendaient tout ce que nèg libres ou en chiens sous chaînes, pouvaient faire, jardiner, cueillir, voler. Il fallait vendre à gauche pour tenir dans cette vie. Alors imagine.

Cahier N°3 de Marie-Sophie Laborieux, page 1, 1965, Bibliothèque Schœlcher, Martinique.  

Mais, Esternome mon papa comprit que ceux-là (ces nèg-vendeurs, ces femmes-nèg à paniers, ceux du port, ceux qui babillaient à la Roxelane auprès des toiles célestes, qui musiquaient en casino et dansaient toute la nuit, qui contribandaient la contrebande, ou bien qui comme An-Afarel vouait à leur travail une sorte de culte sacré) n’avaient que peu de chances. La ville était la part des Békés-magasins et Blancs-France à bateaux. Les mulâtres y mouvementaient raides afin d’élargir leur faille. Mais, c’était déjà clair, malgré leur grands discours et leurs tapes sur l’épaule, les mulâtres pour l’instant, à l’instar des lucioles, n’apposaient la lumière qu’aux ambitions de leur seule âme.
  
Que fit-il ? Travailler. Esternome mon papa travailla, travailla, rassemblant son argent sans compter-décompter. Et, permettez, on peut dire qu’il construisit la ville dans ses élargissements. Nécessité baille loi, il devint un grand grec en l’affaire des maçons. Il apprit à encoller les pierres dans du mortier de chaux ou de roches à ravets. Il apprit à lever le basalte, à surprendre le dacite, à profiler lui-même les fantômales pierres ponce. Il apprtit à gpnfler son mortier des cendres de la bagasse qui agglutinaient mieux que toutes les fortes colles. Les Békés et Blancs-France voulaient toujours construire les maisons de leur province originelle, voulaient des murs épais afin de serrer les fraîcheurs. Les gros-mulâtres reprenaient ces modèles. Mais, sur les chantiers, mon Papa Esternome vit comment l’esprit des ouvriers nèg défaissaient l’habitat et le réinventaient. Ainsi, tout-douce tout-douce, saint-Pierre dérivait dans des «manières et des façons». «Dans une esthétique espéciale», je crois qu’il voulait dire.
  
Patrick Chamoiseau
(Extrait du roman ‘Texaco’ publié aux Éditions Gallimard 1992, Paris)
  
  
***