Mémoire en Marche

La mémoire en marche

 

entretien avec Alpha Oumar Konaré, juin 1991

 

(Alpha O.Konaré, ancien ministre de la Culture du Mali, alors Président de l'Iccrom-Unesco, il sera plus tard Président du Mali)

 

par Jean Loup Pivin

 

 

JEAN LOUP PIVIN - L'Afrique aujourd'hui est à un tournant de son histoire. Elle rompt le plus souvent dans la douleur et le désordre avec les dictatures et les oligarchies. Mais le problème du futur reste entier : quelle Afrique, quelles Afriques pour quel avenir avec quelle identité à l'heure de la mondialisation de la culture ? Quelle sera la place de la création artistique dans tout ce remue-ménage ?

 

ALPHA OUMAR KONARÉ - Cet historien, président de l'ICOM, ancien Ministre de la Culture qui a su, de 1978 à 1980, donner une réelle liberté d'expression à son pays, le Mali, est ensuite entré dans une opposition au régime en créant une coopérative culturelle avec l'édition de journaux dont Jamana et les Echos ont joué un rôle déterminant dans la chute du Président Moussa Traoré. Aujourd'hui, il est leader d'un parti, l'Adema, qui rallie l'essentiel des forces vives du pays.

Nuit de pleine lune au-dessus de Londres © photo extraite du film 'Twilight City', 1989,  Black Audio Film Collective
Nuit de pleine lune au-dessus de Londres © photo extraite du film 'Twilight City', 1989,  Black Audio Film Collective

 

JLP - L'espoir en Afrique est-il culturel en attendant d'être économique ?

 

AOK - Les jeunes n'ont plus d'idéologie, ils ne se situent plus à gauche ou à droite, ils ne sont plus ni marxistes ni socialistes, ils croient aux valeurs de la démocratie, de la justice, du travail, de la solidarité. Les hommes politiques africains se disent que forts de ces valeurs, il est temps que l'Afrique s'interroge sur son histoire et son patrimoine culturel. L'Afrique a vécu sur la base d'un déficit de pensée, d'idées émises de façon autonome. Il est grand temps de nous libérer d'une certaine paresse, d'une certaine dépendance.

 

 

JLP - Lorsque vous dites que l'avenir de votre pays est lié à la redécouverte de son identité, est-ce un retour au passé ou le désir d'une nouvelle construction dont l'expression de l'identité est le premier maillon ?

 

AOK - Il y a trente ans, c'était le temps des Indépendances. Aujourd'hui les faits démontrent que les choix se sont tous révélés mauvais et que nous nous sommes trompés de développement. Cette quête constante de ce que l'on appelle la modernité associée à cette recherche de l'unité pour l'unité, a été à l'inverse d'une démarche qui part de la diversité pour arriver à l'unité et qui s'impose aujourd'hui. On se demande si l'Afrique des Etats ne sera pas remise en cause avec l'émergence de nouvelles frontières, ou si l'on ne va pas voir des frontières concentriques se superposer aux frontières héritées de la colonisation. Si nous n'arrivons pas à résoudre ces questions, je pense qu'il n'y a pas de salut pour l'Afrique.

 

 

JLP - Comment expliquez vous que la plupart des pays africains n'ait jamais eu de politique culturelle volontariste ?

 

AOK - C'est la rupture avec l'héritage colonial qui a manqué au départ, même s'il n'était pas concevable de l'effacer ni de le mettre entre parenthèses. Il était indispensable de faire un effort intellectuel profond pour attacher nos pensées et nos comportements d'aujourd'hui aux pensées et aux comportements d'une période antérieure à la période coloniale. Il faut que nos pays remettent leur mémoire en marche. C'est dans ce seul cadre que l'on pourra penser à des politiques culturelles novatrices.

 

 

JLP - Vous pensez que dire "Ça va mal, on se retourne vers notre passé pour savoir qui l'on est, pour cela, on valorise plus la politique des régions que la politique des Etats" est une vision mobilisatrice pour les Maliens, les Africains d'aujourd'hui ?

 

AOK - Le problème n'est pas de donner à chacun une télévision, une voiture ou une maison - nous n'en sommes d'ailleurs pas capables - mais bien que chacun puisse se soigner, avoir à manger, ne pas être oppressé soit par des féodaux dans les villages soit par un Etat moderne rapporté. Et apprendre à lire et écrire qui est aussi un acte de libération.

 

 

JLP - Dans la mise en oeuvre de votre projet de société, quel rôle donnez-vous aux artistes ? Jusqu'à présent n'ont-ils pas été, pour nombre d'entre eux, des courtisans du pouvoir ?

 

AOK - C'est probablement vrai surtout pour certains chanteurs et musiciens maliens, qui ont plus contribué au maintien et au renforcement du système en place qu'à la libération des consciences. Nos sociétés de culture orale vivent presque toutes les étapes de la vie sociale accompagnées par la musique ou le chant. Ces chanteurs et ces musiciens quand ils sont à la fois "traditionnistes" et "historiens" sont allés jusqu'à réécrire l'histoire et même la falsifier pour la mettre au service des hommes du pouvoir. Dans le cadre d'une mobilisation sociale, les artistes ont un rôle primordial et tous les pouvoirs du monde entier ne s'y sont jamais trompés. Aussi les pouvoirs forts ont-ils toujours utilisé les artistes pour créer une mystique et une mystification du pouvoir.

Ceci dit, un certain nombre d'artistes en prise avec la réalité quotidienne, tout en jouant leur rôle obligé, ont participé de façon essentielle aux derniers mouvements. Par exemple, de nombreuses troupes théâtrales lors de tournées à travers le pays, n'ont pas hésité à critiquer le pouvoir ouvertement devant ceux-là même qui le détenaient. Certains écrivains se sont engagés comme Moussa Konaté qui avant le changement de régime a écrit "Ils ont assassiné l'espoir".

 

 

JLP - Bon gré mal gré, la culture mondiale existe et se nourrit des particularismes. Vision peut-être angélique mais que l'on ne peut plus nier : l'échange se fait au niveau des chansons, des formes, des littératures, etc... L'Afrique aujourd'hui enrichit cette culture mondiale, même si c'est parfois par le biais de l'exotisme.

 

AOK - Oui, mais de quels échanges s'agit-il ? Pour moi, il ne s'agit pas d'échanges réciproques. A ce propos on peut soulever un certain nombre de questions sur les personnes qui ressourcent les cultures nationales. Les artistes africains qui s'en vont, ne partent-ils pas parce qu'ils ont des problèmes de communication avec leur milieu ? N'ont-ils pas des difficultés à se faire reconnaître ? N'ont-ils pas des problèmes matériels ? Dès qu'ils quittent leur pays, ils sont pris en main par des systèmes qui sont puissants et qui remodèlent leur création par des techniques et des modes. Ces artistes participent à une recréation ou à la création d'une culture africaine "in vitro" à l'étranger, et qui ne se fait plus dans le cadre d'une évolution normale de la réalité et du contexte du pays. Ces aventures individuelles nous sont ensuite imposées... Jusqu'à quel point cela ne va-t-il pas déformer, modifier, falsifier les cultures africaines ?

 

 

JLP - Ne sont-ils pas plutôt des "poissons pilotes" des cultures africaines ? Cette déformation, cette modification de deux cultures, cette appropriation de la culture occidentale par l'artiste africain qui est parti - et inversement - ne sont-elles pas l'essence même du terme de l'échange ?

 

AOK - La plupart des artistes africains qui s'en vont, ne reviennent plus : ils ne restituent rien. Si ces aventures individuelles se transforment et instituent des échanges avec le milieu de départ, cela peut servir de pont entre les cultures, de passerelles pour connaître de nouvelles techniques et technologies. Dans ce cas, cela peut être positif.

Cela m'amène à penser que quelque chose de fondamental a changé dans nos cultures, surtout au niveau de nos artistes : l'individu s'affirme, l'artiste a un nom, un visage, c'est une libération de l'individu - ce n'est pas négligeable et cela permettra de faire passer un certain type de message. Pour prendre le cas des sculpteurs, lorsque les musées européens ont dix, vingt, trente Tyiwara (ndlr : sculpture cimier Bambara), c'est pour comparer ces objets, mais c'est plus leur qualité esthétique qui importe que la signification qu'ils auraient eue dans leur contexte d'origine car l'échelle des critères a changé. Traditionnellement, dans nos pays, les masques se succèdent mais ne cohabitent pas : quand leur durée de vie est atteinte, un autre masque est fabriqué par quelqu'un qu'il n'est pas utile de connaître. Ce masque aura la même force, la même valeur rituelle tandis que l'autre sera jeté.

 

 

JLP - Dans les villes africaines modernes, un sculpteur ne produit plus de sacré ou d'objet ayant une fonction sociale : quel est son rôle alors en dehors de l'artisanat touristique ?

 

AOK - Le fait que l'individu s'affirme en matière d'art est nouveau, mais cela peut être assimilé au rattrapage d'un retard. Quand on pense à la Déclaration des Droits de l'Homme et des Citoyens, il s'agit bien de la reconnaissance de l'individu. Nous y avons souscrit politiquement, mais ça ne transparaît pas dans notre vie sociale. Maintenant, on sent que ce droit que nous avons revendiqué doit imprégner tous les actes de la vie : les artistes sont en train d'aller dans cette direction.

 

 

JLP - Quel est le rôle à assigner à la culture moderne africaine, qui n'est plus à proprement parler la culture "ethnique" ?

 

AOK - Je refuse de croire que la culture moderne africaine est et sera la simple reproduction de ce qui était. Il y a des espaces et des chemins que les artistes maliens doivent nécessairement emprunter pour répondre aux préoccupations et aux besoins de la population d'aujourd'hui.

 

 

JLP - L'ailleurs est aujourd'hui présent partout, par la télévision, par le travailleur émigré, par l'expert, par des mouvements de populations dans tous les sens, et surtout par la matérialité des objets qui pénètre tous les pays. Le Mali et l'Afrique de demain plus qu'aujourd'hui encore seront dans le monde.

 

AOK - Hélas, dans certains cas... cette omniprésence ne permet pas une éclosion autonome de certains génies dans nos pays. Il s'agit de trouver le juste équilibre. Mais je reste convaincu qu'il est important de créer cette rupture pour que l'on cesse d'être à ce point dépendant de systèmes de pensée qui ne sont pas les nôtres. L'artiste de demain au Mali doit rester en contact avec son milieu. Il ne faut pas le déraciner.

 

 

JLP - Bon gré mal gré, il partira car la curiosité, l'appétit de l'ailleurs sont dans l'essence de l'artiste. Lui est dans le monde. De même qu'aujourd'hui les jeunes partent du village, pour aller dans les villes. Comment tenez-vous compte de cette réalité ?

 

AOK - Mon approche des problèmes culturels d'aujourd'hui m'amène à réfléchir sur les structures éducatives actuelles et à les remettre en question. Les populations et les cultures locales seront davantage prises en compte. L'école est à réinventer. Sans réforme profonde des structures éducatives, il n'y a aucun moyen d'apporter des réponses adéquates aux problèmes économiques et culturels qui se posent à nous et d'assurer correctement les conditions de création et d'adaptation au monde moderne. Cela prendra du temps. Dans l'intervalle, il faut voir ce que l'on peut tirer des structures en place.

 

 

JLP - Les gens qui ont vingt ans aujourd'hui ne sont quand même pas condamnés ?

 

AOK - Non, mais il faut les recycler. L'Etat peut créer des conditions qui facilitent ce genre de dynamique. Tant qu'il n'y a pas de recyclage des cadres actuels, il n'y a pas grand chose à faire à tous égards.

 

 

JLP - Mais vous-même, ne faites-vous pas partie de ces cadres ?

 

AOK - Oui, c'est pourquoi il me semble utile de le dire. Je regrette beaucoup de n'avoir pas pris conscience plus tôt des nombreuses lacunes de ma formation. Je pense que les générations précédentes avaient beaucoup plus de chance. Si nous n'avons pas conscience de nos faiblesses et de nos limites, je crains que les générations à venir ne soient des générations sacrifiées et des générations esclaves. Il faut que l'on aille à la recherche de nous-mêmes. Dans ce cadre, le monde moderne nous sera utile : telles les nouvelles techniques de communication qui nous permettront de libérer les médias. Il faut qu'il y ait des radios libres locales en langue locale.

 

 

JLP - Tout cela me semble demander un temps qui ne va pas à la même vitesse que celui du monde et peut-être pas à celle du désir des populations...

 

AOK - Quand on marche avec l'Afrique, il faut avoir la dimension du temps. Le temps a passé depuis les Indépendances. Il ne faut pas avoir peur de laisser passer encore du temps pour s'interroger et remettre en question les expériences qui n'ont pas abouti. Si l'on n'a pas cette patience, je pense que l'on ne va pas avec l'Afrique.

 

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Entretien réalisé par Jean Loup Pivin, juin 1991

texte publié dans le magazine Revue Noire RN02, septembre 1991.

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