Regards Anthropométriques

Regards anthropométriques

 

 

par Simon Njami

 

 

L'approche sur l'art contemporain africain est du même ordre que le regard anthropométrique des premiers explorateurs du continent. Il s'agit encore d'établir une sorte de typologie des genres et des races.

 

Deux symposiums importants ont eu lieu l'année dernière autour de l'art contemporain africain, l'un à New York, organisé par Susan Vogel directrice du Center for African Art, l'autre au Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen de Düsseldorf initié par Nadja Taskov-Köhler et Elisabeth Luchesi.

© photo Rotimi Fani Kayode, 'Bronze Head' 1987 
© photo Rotimi Fani Kayode, 'Bronze Head' 1987

 

 

Le but avoué de ces manifestations était de dresser un bilan prospectif de l'art africain d'aujourd'hui. Et si le symposium américain a essayé de poser les nombreuses interrogations que l'on soulève dès qu'il est question d'art africain contemporain, Düsseldorf s'est intéressé d'une manière plus précise au Nigeria. Il ressort de ces manifestations que la façon dont l'art contemporain africain est abordé en Occident est entachée d'une méconnaissance qui frise parfois la malveillance.

 

En effet, à Düsseldorf comme à New York, les personnes qui furent chargées de lire leurs communications répondaient toutes aux mêmes critères : universitaires, scientifiques, conservateurs de musées ethnologiques, - un critique et une galiériste à Düsseldorf - comme si à l'art africain, fut-il de ce vingtième siècle finissant, correspondaient des grilles de lecture spécifiques auxquelles seule une étude approfondie de la civilisation et de l'histoire des peuples considérés pouvait permettre de donner un sens. Il s'est même trouvé des intervenants en Allemagne pour affirmer que la place de l'art contemporain africain était dans les musées d'ethnologie. Il n'a hélas pas été dit si l'on pouvait en dire autant d'un artiste contemporain européen ! Dieu merci, à New York comme à Düsseldorf, des artistes ont pu s'exprimer avec leur propre langage.

 

Alors pour quelle raison ce regard spécifique ou plus exactement ce non-regard persiste-t-il encore aujourd'hui, alors que des artistes venus du Sud du Sahara ont fait la preuve que les seuls critères de jugement et d'appréciation de l'art contemporain, fût-il chinois, japonais, mexicain ou ivoirien sont des critères d'émotion et de sensibilité ? Mais, me répondrait Jan Hoet, directeur de la Documenta de Kassel, l'Afrique ne dispose pas d'une histoire de l'art, d'une théorie de l'art suffisamment élaborées pour que l'on puisse s'appuyer dessus, et par ailleurs, le discours européen développé depuis la fin de la Renaissance est tellement lié à un contexte spécifique qu'il serait vain de tenter de les appliquer à l'Afrique. Alors quoi ? Tout se ramènerait donc à une question de sémantique ? Et le domaine de références lié à l'Afrique se cantonnerait dans des termes comme post-colonial, artisanat, art urbain ou utilitaire ? Je me refuse à y souscrire.

 

Hélas, ces deux symposiums furent là pour montrer la fragilité de certaines évidences, dès lors qu'elles ne sont pas partagées. Avant que l'art, d'où qu'il vienne, soit d'abord considéré pour ce qu'il est, et non par rapport à des préjugés qui font que, et le marché, et les musées d'art contemporain, débordés déjà par l'incapacité chronique de mettre derrière des classifications qui font florès, de l'émotion et de la réelle liberté de choix, il faudra encore et encore affirmer la légitimité de notre position. Je n'irais pas jusqu'à prendre les accents indignés de l'artiste nigérian Emmanuel Taiwo Jegede, qui lors de son intervention à Düsseldorf s'opposait à l'idée que des sculptures funéraires aient pu être présentées comme étant de l'art africain contemporain. 'Qui, disait-il, aurait l'idée de se rendre dans un cimetière occidental pour y rechercher l'essence de l'expression artistique contemporaine d'un pays ?'

 

Cette inanité des débats reflète en fait, à mon sens, les limites atteintes par les gens qui, jusqu'à aujourd'hui, se faisaient les grands représentants, spécialistes et promoteurs de cet art. Car ils souffrent d'un problème d'objectivité. Ils sont incapables d'envisager une oeuvre d'art africaine hors les tics et les références auxquels leurs formations ou leur passé les a condamnés. Il serait vain d'attendre d'eux qu'ils insufflent quoi que ce soit de nouveau à ce débat qui commence à peine. L'ère qui s'ouvre, avec son cortège de complexités nouvelles n'a rien qui puisse les satisfaire, rien à quoi ils puissent s'accrocher. Le monde a bougé trop vite pour que des certitudes trop vieilles puissent encore servir de quelconque référence. On ne regarde plus un artiste, fut-il africain, en ne tenant compte que du seul critère de son village natal. Et au reste, qui ce village protégé des ravages du temps peut-il encore intéresser si ce n'est l'artiste lui-même, dans le processus très complexe et très secret de sa création ?

 

Le problème majeur dans l'organisation d'un symposium est que l'on ne vient pas pour y entendre, mais pour délivrer une science autarcique, une prétendue vérité qui ne supporte pas la confrontation.

 

 

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par Simon Njami

(publié dans le magazine Revue Noire RN04, Namibie, mars 1992)

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