Pour tout l’Art du Monde

Pour tout l'art du monde

 

 

par Jean Loup Pivin

 

 

Crise de foi

Revue Noire était invitée à des colloques à New York, Düsseldorf et Lomé pour parler et entendre parler de la création contemporaine africaine et de l'avenir des musées africains.

 

Chaque fois nous sommes ressortis à la fois satisfaits et insatisfaits. Satisfaits car nous avons pu connaître ou revoir un certain nombre de personnes. Insatisfaits car il ne se dit chaque fois pas grand chose de nouveau malgré l'énorme dépense d'énergie, de temps et de moyens financiers. D'où un réel questionnement sur la forme que ces colloques doivent revêtir, car nous sommes tous conscients que la "rencontre" reste indispensable.

 

Fondamentalement, le temps du colloque c'est le temps du faux-semblant et de la non-action. C'est le temps d'attendre un demain nourri des bonnes résolutions prises aujourd'hui.

La chambre de l'artiste, Dakar, Sénégal © photo Revue Noire
La chambre de l'artiste, Dakar, Sénégal © photo Revue Noire

 

 

Un de ces colloques a coûté 4 millions de francs sans compter le temps de chacun. Ce coût c'est, au choix, la réalisation de 10 documentaires TV, la réfection des réserves de 10 musées africains, la création de 2 expositions itinérantes sur 10 pays, l'édition de 100 monographies d'artistes ou la fabrication de 4 années d'une revue, ou encore faire vivre pendant un an 200 artistes africains, faire voyager en atelier 100 artistes pendant 2 mois en échange sud-sud, nord-sud, sud-nord. L'échelle est hors de proportion avec le résultat d'un colloque qui a eu pour principale valeur d'auto-célébrer l'organisateur.

 

 

Flash back

Revue Noire arpente les chemins de la création des artistes africains, probablement les chemins de la création tout court. La forme, l'oeuvre est là comme témoignage vivant de l'artiste qui parle. Dans tous les questionnements, la nature même de l'artiste, son origine, la part de son identité culturelle essaient d'être analysées. A travers cette analyse, en filigrane de tout ce qu'a pu présenter à ce jour Revue Noire, c'est bien des moteurs qui font agir, qui font créer dont il est question. Le désir de créer de l'artiste est dans son fondement le même que le désir de tout un peuple d'agir et de réagir d'une part à ce qu'il est et d'autre part dans sa relation au monde.

 

Le petit et le grand

L'interrogation sur la nature même de l'identité culturelle des peuples et des nations est aujourd'hui battue en brèche au niveau mondial par une culture de plus en plus internationale, fabriquant des produits et des comportements de plus en plus identiques - et au niveau des particularismes régionaux qui réduisent à des unités de plus en plus minuscules le phénomène identitaire.

 

Dans ce débat, la nature même de la production artistique éclaire à plus d'un titre. Car le "plaisir" de peindre ou de sculpter n'a jamais été aussi proche des désarrois identitaires que le monde entier vit aujourd'hui. "Etre dans le monde", car pour un artiste comme pour n'importe quelle société, le monde est son marché et son univers, et à la fois "être soi-même" en puisant dans son identité existentielle. La démarche artistique, bien que le fait de l'autonomie de l'individu, renvoie à la société toute entière.

 

L'unité de mesure

Il n'y a pas de dysfonctionnement qui ne soit de nature culturelle. Comment peut-on expliquer autrement le sous-développement en matière industrielle, de recherche, de santé, d'équipements, de formation, alors que d'autres pays sous d'autres longitudes y sont arrivés avec parfois des handicaps matériels plus lourds, sinon par une incapacité culturelle d'y faire face, sinon par le manque d'importance octroyée à la chose par une société donnée à un moment donné.

 

Croire qu'il suffit d'expliquer cela par l'impérialisme, le néo-colonialisme, l'hégémonie des grandes puissances revient à oublier ce qui a fait s'écrouler le surdéterminisme de l'économique sur le culturel, sur la nature même de l'homme. Parler du colonialisme aujourd'hui comme le seul responsable de la situation actuelle de l'Afrique, c'est accepter aujourd'hui encore d'être colonisé. C'est pour cela que Revue Noire à sa façon tente de montrer que l'esprit actuel de l'Afrique n'est plus là, que l'Afrique n'a plus besoin de pitié ou d'aide, mais de reconnaissance et d'accompagnement de ce qu'elle fait, pour ce qu'elle fait. Sinon nous resterons dans le faux-semblant et le non-dit de la hiérarchie des civilisations.

 

Le patrimoine fardé

C'est dans ce cadre que se pense le phénomène identitaire qui renvoie aux problèmes du patrimoine, de sa nature, de son rôle dans la société contemporaine africaine. Quand Alpha Oumar Konaré dit en cours de colloque sur l'avenir des musées africains (Lomé, novembre 1991) qu' "il faut tuer le modèle occidental", ce n'est peut-être pas le fait qu'il soit occidental qui compte le plus, c'est le fait qu'il soit modèle. Et aujourd'hui, le musée, dans sa forme traditionnelle occidentale, n'est peut-être plus exactement ce qui est le mieux placé pour parler du patrimoine au plus grand nombre aussi bien en Afrique qu'en Europe. Tout simplement parce que le message du patrimoine à un peuple est d'une toute autre nature que la collection matérielle d'objets historiques, ethnologiques ou archéologiques. Le message du patrimoine à un peuple est le fondement qui le fait être et agir dans le monde.

 

Ce questionnement sur le patrimoine renvoie au questionnement sur la nature de la création contemporaine. Le couturier Chris Seydou me disait "Je me suis rendu compte après avoir rêvé de Paris, après avoir appris à Paris, après avoir follement vécu à Paris, que faire à Paris ou à Bamako c'était pareil. Et à Bamako, je trouve enfin ma vraie place, où je suis bien, pour créer avec les tissus africains, avec les artisans africains, mais tout en sachant bien que c'est pour le monde que je crée et non pas uniquement pour Bamako". Il en est de même pour l'essentiel des artistes africains, la plupart formés à des écoles des Beaux-Arts, ayant une exigence d'artiste, de créateur solitaire, essayant de jouer un rôle de repère ou de témoin dans une société en plein mouvement, dans une société en plein questionnement sur elle-même. Ce sont eux qui regardent le patrimoine et le remettent en scène. Et ce sont eux aussi qui ne travaillent pas uniquement pour leur pays ou une idée de l'Afrique mais pour le monde, pour le regard du monde sur leur oeuvre et leur identité. Ce qui dépasse largement l'aventure individuelle.

 

Aujourd'hui en Afrique, le patrimoine qui survit est celui qui a une fonction religieuse, voire une fonction politique. Ce n'est pas un hasard si c'est seulement au Bénin, au Nigéria et quelques rares autres pays que des musées privés existent, c'est tout simplement que le culte vivant des ancêtres oblige à conserver et à garder, d'autant plus que la menace de tout démolir a pu être brandie comme cela a été le cas au Bénin à la fin des années 1970 par un gouvernement marxiste. Mais s'agit-il ici de musées ou de sanctuaires ?

 

Ce n'est que lorsque l'on a tout perdu

que l'on regrette ce que l'on a perdu

Ce qui est symbolique d'un second aspect fondamental de la pensée sur le phénomène identitaire, c'est que ce n'est que lorsqu'elle est menacée, voire niée que l'identité est revendiquée. En allant plus loin, ce n'est que lorsqu'elle est perdue, que l'identité est à nouveau recherchée : elle est alors rêvée, fantasmée, sublimée.

 

L'Afrique souffre de ce décalage entre d'une part une réalité identitaire vécue dans les campagnes comme un fardeau par les plus jeunes qui ne veulent qu'aller à la ville - internationale - vivre une nouvelle liberté, et d'autre part les hommes des villes qui rêvent de l'identité perdue.

 

La culture de la ville acculturée

Ce problème que l'on croit uniquement africain est mondial, sauf qu'il se produit avec un décalage dans le temps par rapport à d'autres pays du monde. Nous rêvons de la campagne, du paradis perdu, de l'harmonie entre l'homme et la nature, mais nous ne la vivons plus. Et même quand le citadin s'installe à la campagne, il reste mentalement un citadin.

 

Frédéric Bruly Bouabré me parlant de son père "grand sorcier" et de son village, vit une réelle nostalgie. Il n'en reste pas moins qu'il vit à Abidjan car il sait que seule la ville cosmopolite et internationale saura reconnaître et lire ses écrits, ses théories, ses dessins et sa nouvelle religion : son oeuvre ne s'adresse qu'au monde des villes.

 

Ce n'est que dans la déculturation promise à tous les nouveaux citadins de la planète que le réflexe identitaire joue.

Et pour prendre un exemple non africain, croire que, parce que le joug soviétique a disparu, la reconquête des identités régionales se fera, est fondamentalement la deuxième désillusion à laquelle doivent se préparer les peuples des nouvelles républiques ancestrales de l'Est.

 

Dans le monde pour le meilleur et pour le pire

Aujourd'hui se forge bon gré mal gré une culture urbaine mondiale basée sur la déculturation des citadins au profit d'un "machin" dont on ne sait ce qu'il apportera vraiment. Les problèmes de délinquance et de mal-être des habitants des banlieues-taudis ou banlieues-climatisées du monde entier se ressemblent de plus en plus. Le problème de l'abandon des campagnes par la jeunesse. L'avenir des nations semble identique et inexorable. Le désarroi du jeune banlieusard au chômage de Paris, celui de Lagos, Abidjan, New York ou Sao Paulo est d'une similitude essentielle. Dans le monde pour le meilleur et pour le pire.

 

Que l'on ne s'étonne pas de voir des courants de création se ressembler de plus en plus d'un bout à l'autre de la planète.

Au nom de quoi les artistes africains seraient-ils différents dans leur comportement des artistes français, américains ou japonais en dehors de là d'où ils viennent, comme chacun ? La nature même de la création impose à la fois cette ouverture sur le monde et un repli sur soi-même, condensé de toutes les tensions culturelles que chacun affronte à sa façon. C'est peut-être aussi pour cela que Revue Noire est née voilà maintenant un an, pour mieux dire que le continent africain dans sa quête existentielle participe pleinement aux questions de chacun dans le monde.

 

 

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par Jean Loup Pivin

(publié dans le magazine Revue Noire RN07, Dakar, décembre 1992)

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