Ornement n’est pas Crime

Ornement n'est pas crime

 

 

par Jean Loup Pivin

 

Les mots de la raison sont insuffisants pour traduire pleinement une intuition de pensée.

Toute ville est devenue internationale, toute production qu'elle soit artistique, architecturale, littéraire, industrielle et économique s'inscrit immédiatement dans le monde, même si les images de ces objets et de ces architectures ne franchissent pas toutes, les frontières de leur ville ou de leur pays. 

L'atelier de sculpture de l'École des Beaux-Arts d'Abidjan, sous le regard de Michel-Ange © photo Revue Noire
L'atelier de sculpture de l'École des Beaux-Arts d'Abidjan, sous le regard de Michel-Ange © photo Revue Noire

 

 

Pourtant il y a toujours le lieu, le terreau culturel et patrimonial de la production et de leurs inspirateurs qui transforment un message en un autre et peuvent créer le malentendu. Ce grand malentendu d'un monde qui se transforme et se crée donnant à voir à chacun, ce que chacun selon sa culture et sa formation peut interpréter à son sens. Parmi ces malentendus, l'un de ceux qui pourrait sembler des plus dérisoires, concerne l'ornement.

 

Ce que l'étranger peut reconnaître au patrimoine marocain d'hier, il en accepte mal les interprétations d'aujourd'hui. Pourtant la ville marocaine moderne fait courir dans ses banlieues et ses centres villes, dans ses maisons autoconstruites et ses villas de maître les mêmes traces d'accumulation de son histoire formelle. Jusque dans les habitations des plus démunis, le décor est omniprésent dans une surcharge qui peut faire penser à la perte de tout sens critique. Dans les villas bourgeoises, le décor pourrait faire croire à une simple ostentation inconvenante dans un pays à la misère présente. 

 

Les architectes marocains d'aujourd'hui, malgré une période post corbuséenne à la fin du Protectorat et au début de l'Indépendance, n'hésitent pas dans leur grand nombre à réinvestir avec jubilation le décoratif en l'associant aux modernités acquises. Le post-modernisme pourrait en être la justification théorique, mais on devrait plutôt parler d'architecture moderne orientale, à la laquelle le Maroc participe pleinement. Pour ne prendre qu'un aspect : si la cour, cœur de la maison arabe s'est renversée sur la rue, si les fenêtres et les balcons apparaissent dans presque tous les immeubles, restera le désir du secret traduit par les modifications de façade que n'hésitent pas à faire les habitants. Si la misère formelle des immeubles "pour le plus grand nombre", uniquement soumise à l'impératif économique des entreprises de BTP internationales, désole la planète entière, il reste étonnant que les mêmes impératifs mis en œuvre au Maroc donnent des résultats différents.

 

Si la ville nouvelle de Salé-El-Jadida de 100000 habitants construite sur une variante de modèles d'immeubles et d'appartements qui se comptent sur les doigts d'une main, arrive non seulement à ne pas ressembler à une bétaillère humaine, mais à une vraie ville, c'est que non seulement une hiérarchie de rues a été réalisée, mais surtout qu'elle a été bâtie autour de pôles religieux qui dessinent la ville. Cet exemple montre peut être l'asservissement d'une ville à une culture millénaire, sans innovation "spectaculaire" mais par contre le sens donné à la ville. Les mosquées offrent à la cité un sens bien plus riche que tout supermarché voitureux, qu'un carrefour aménagé en rond point sculptural, qu'une mairie gestionnaire, qu'un théâtre pompeux ou qu'un hôpital sans charité. C'était une exigence royale qui renvoie au pouvoir spirituel et temporel exercé par une seule personne au Maroc, mais expressive des questions existentielles d'une société et d'un individu.

 

Qu'aujourd'hui le pouvoir religieux effraie ceux qui aimeraient que la ville moderne marocaine sache mieux défendre la liberté individuelle, ceux-ci ne peuvent qu'être renvoyés aux désarrois des sociétés laïques incapables de trouver les mots et les formes susceptibles de s'y substituer. Aussi, il n'est qu'à souhaiter au pouvoir religieux d'avoir une interprétation humaniste et tolérante de son Livre et sache trouver les mots pour que chacun puisse exprimer ses différences aujourd'hui acquises et respectées ici et ailleurs. Il ne peut y avoir de société sans finalité, sans morale et sans sens donné à la vie.

 

Les religions et rites de tous les pays du monde donnaient ce cadre : parfois tolérantes et douces, parfois sectaires et sanglantes, les religions ont souvent abusé le spirituel dont elles se revendiquaient.

 

Le respect des autres - individus et cultures -, et ne serait-ce la simple cohabitation devenue règle générale avec les autres, devraient pouvoir permettre de reconsidérer le rôle des religions, sachant que cette reconsidération ne viendra d'aucun ordre d'en haut, mais obligatoirement des hommes eux-mêmes en quête des questions fondamentales liées à l'existence sur terre. Une société qui ose encore mettre au centre de la conception de la cité, comme élément régnant, un établissement ne parlant que des valeurs spirituelles, est probablement plus moderne qu'une société qui y place une banque, comme c'est le cas aujourd'hui partout dans le monde. Même si les exemples des pays voisins peuvent être redoutés, de même que les prémisses souvent évoquées au Maroc des expressions intolérantes de la religion musulmane, le risque est pris.

 

Probablement dangereux, mais aussi probablement unique voie de sortie des sociétés modernes qui se doivent d'inventer des lieux d'interrogations essentielles sur la vie et la mort, sur la spiritualité et ses pratiques. Quelle que soit la religion considérée. Parce que la communication et la connaissance des différentes pratiques religieuses dans le monde s'étendent à la planète entière, les religions elles-mêmes, à terme ne pourront pas continuer à s'ignorer et devront reconsidérer les dogmes temporels de leur relation au spirituel.

 

De la même façon, peut-on reprocher au Maroc, à l'époque de la restauration de son régime monarchique et de son indépendance (1956), d'avoir fait le choix de la reproduction d'une tradition architecturale contre la modernité internationale inventée par une Europe dominante : modernité et progrès ayant légitimé la conquête coloniale plus particulièrement française ? Et ce au risque souvent effectif d'une caricature car les intégrations de nouvelles fonctions techniques transformaient la tradition en simple habillage. Le Roi, légitimé par la tradition et l'histoire, avec un rôle religieux puissant, ne pouvait laisser s'affirmer les signes de la modernité qui s'était développée pendant la colonisation sans contrepartie magnifiée de la présence contemporaine de la tradition, au risque d'affaiblir cette même légitimité sinon la renier.

 

Ce choix qui pourrait n'être que politique s'enracine dans une autre réalité qui reprend finalement les premiers termes de notre réflexion : ceux du religieux qui grave dans la création humaine les termes mêmes de Dieu, sous forme de bois sculpté et peint, de plâtre gravé, de carreau de faïence excisée, d'argenterie ciselée, de zelliges, .... Même si les mots disparaissent dans les fioritures du paradis ou l'enchevêtrement géométrique de la pensée inspirée, ils irriguent tous les arts, non pas d'un ornement vide de sens, mais du sens même de l'architecture et de la vie qui s'y déroulera. La cour du ryad, du palais, de la médersa, de la mosquée, mais aussi de la maison rurale, encadre le ciel, comme pour affirmer l'encadrement spirituel de la nature. La lumière - Dieu - n'existe que filtrée par les claustras et les moucharabiehs, même si certains n'y verront qu'un impératif fonctionnel (casser les rayons du soleil ou privilégier la ventilation) ou social (voir et ne pas être vu), alors qu'il s'agit d'un ensemble complexe probablement beaucoup plus riche encore.

 

Sorte de mise en valeur de l'ordre caché de la nature divine par l'architecture et le décor qui font voir aux hommes l'ordre des choses : d'aveugles, ils deviennent voyants. Dans le monde arabe et plus particulièrement au Maroc, le décor et l'ornement sont intimement liés au sens premier de l'objet et de l'architecture comme si l'objet et l'architecture demeuraient inachevés sans les éléments bien précis de la représentation de la réalité et partant de la fonction de l'espace et de l'objet. De la même façon qu'un masque africain ne prend son sens et sa vie qu'une fois peint.

 

L'ornement, fondement de la représentation du sens d'une société au Maroc, n'est pas le crime contre lequel l'architecte Adolf Loss en 1908 à Vienne, a édicté un anathème qui s'est ensuite inscrit comme un des fondements de l'architecture moderne, voire de la modernité tout court.

 

C'est en cela que le débat sur l'ornement prend tout son sens. Adolf Loos voulait en finir avec l'éclectisme "ancien régime" qui s'est perpétué jusqu'au début du XXe siècle en Europe, et affirmer une architecture moderne taillée dans "la pureté" des volumes et de la structure, débarrassée de ses portes monumentalisées, de ses cariatides ne supportant plus rien, de ses ordres superposés de styles anciens ou inventés comme les arts décoratifs ou l'Art Nouveau considérés comme les deniers avatars de vocabulaires obsolètes. Fenêtres et portes devenaient des percements agencés par rapport à la fonctionnalité des besoins d'ouverture, de lumière et d'air : l'exemple le plus flagrant est la fenêtre devenue "baie", passant de verticale, encadrant le corps humain debout, en horizontale pour permettre la vision panoramique du regard et transformer le paysage en tableau extérieur, ou ...de l'homme couché. La raison que la nécessité fonctionnelle exprimait devait inventer son esthétique propre : la géométrie que les matériaux de construction bruts, sans placage de pierre et d'ornements inutiles et que la structure devenue apparente, devaient rendre lisible à chacun. Bannir l'ornement devenu l'accessoire, le cache-pureté d'une architecture rationnelle, était devenu la facette formelle d'un engagement révolutionnaire pour coller avec les thèses sociales d'un individu collectif - libre - qui aurait droit enfin au bonheur sur terre, puisque le ciel devenu maîtrisé par les sciences n'abritait plus aucun dieu.

 

Cette architecture dite moderne devenue avec le temps un modèle diffusé à travers le monde entier, car incarnant son appartenance (de l'individu, à la ville, au pays et au continent) aux "Temps Nouveaux", avait aussi l'avantage de permettre des constructions très économiques à l'infini. La science des nombres liée aux religions et aux pratiques sociales ancestrales, disparaissait pour n'être limitée que par les possibilités techniques du moment. Le Corbusier n'hésitait pas à dessiner un immeuble pouvant couvrir tous les besoins d'une société à un moment donné, en un trait dont la seule fin était le besoin quantitatif. L'immeuble d'habitation devenant toute la ville. Ce n'était plus le lieu de culte ou le château qui créait le repère et la structure de la cité, mais l'immeuble d'habitation intégrant tout. S'il fallait travailler, faire du sport, d'autres zones étaient dessinées presque à regret.

 

Ce modèle utopique est devenu avec le temps une réalité moins systématique, néanmoins il reste prégnant dans la pratique urbanistique. La colonisation, malgré quelques effets d'intégration stylistique marocaine dans les bâtiments officiels &endash; et donc là ornementale au sens d'accessoires de l'architecture &endash; a légitimé sa présence par cette modernité de progrès que l'architecture moderne incarnait.

 

Alors qu'une partie du monde ne trouve plus de sens dans le décor et l'élimine, l'autre partie du monde non seulement le maintient mais le valorise. Sans lui l'objet n'existe pas. Comprendre qu'il n'y a pas qu'un seul concept de modernité sur terre, et qu'à chaque concept correspond des formes diverses, est une des données d'un nouveau concept de modernité.

 

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par Jean Loup Pivin

(publié dans le magazine Revue Noire RN33-34, Maroc, septembre 1999)

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