Musée du Quai Branly

La génèse du Musée du Quai Branly

 

par Jean Loup Pivin

 

Fin 1998, Stéphane Martin, président et Germain Viatte, conservateur en chef et concepteur du programme des expositions permanentes et temporaires du futur musée qui s’appellera le musée du quai Branly et non le musée des arts premiers comme l’aurait voulu Jacques Kerchache, m’intègrent en tant qu’acteur de Revue Noire, dans le groupe de réflexion Afrique pour l’élaboration du futur musée.

 

Avec bonheur je me plonge en février 1999 dans une vision entière, parfois brutale de différents points qui donnent, à mes yeux, les contours au rôle d’un musée de ce type, aussi ambigu soit-il. J’aborde tour à tour la fin du musée universel, le rôle des disciplines des sciences humaines, j’"invente" une politique d’acquisition « morale », je m’amuse du non-rôle historique du musée dans la connaissance de l’Autre, et je privilégie la présence des expressions contemporaines et non de l’art contemporain…

 

Peu importe ce qu’il en a été retenu, l’ensemble des points énoncés me semble toujours aussi frais. Et pas une virgule n'en est retirée, le texte est donc entier.

Sculpture d'une maternité africaine © photo DR
Sculpture d'une maternité africaine © photo DR

 

 

Note sur le Musée du Quai Branly, Jean Loup Pivin, février 1999

 

Petits raccourcis de pensée

 

 

La fin de la pensée unique

 

D’une façon générale, un musée des arts et des civilisations du monde ne peut s’envisager à la façon du XVIII ou XIX siècle, comme un inventaire ou un Congrès du Monde (pour reprendre le titre d’une nouvelle de Borges qui en décrit l‘absurde), mais bien dans les problématiques actuelles de la pensée, moins guidées par les certitudes que par les doutes.

 

Il semble acquis que nous ne sommes plus à l’époque de la pensée unique, du regard unique, de l’analyse unique pour qualifier, regarder  l”autre” ou tout simplement la réalité. En ce sens, il ne peut y avoir de science dite humaine qui ne puisse être le regard monovalent sur une société, voire une civilisation.

 

Si l’écriture, le dessin (la sculpture), le signe, pour ce qui est de la culture matérielle ou le chant et la danse pour ce qui est de la culture immatérielle ont cohabité jusqu’à nos jours pour “représenter”, comprendre le réel, voire l’analyser, il semble important de repositionner ces différentes formes en tant que formes dans le discours, dans la méthode et dans la restitution . Il s’agit moins de contextualiser un objet par le chant et les différentes expressions qui l’accompagnent, que de l’entourer, de l’accompagner de ces formes signifiantes dans une autonomie de représentation.

 

Et là n’est pas évoquée pour le moment, la contextualisation dite scientifique de l’archéologie, l’ethnologie, l’histoire de l’art....

 

 

Le mouvement des formes

 

Parler de civilisation aujourd’hui, c’est évidement ne pas la fermer à un moment T mais bien la mettre dans son mouvement à la fois historique et géographique (dans le temps et dans l’espace). Pour que chaque visiteur sache bien qu’il n’y a pas de société et de civilisation fermées et de temps suspendu. Même si de loin, on a longtemps voulu que les sociétés africaines que l’on baptisait ethnies, aient arrêté le temps et se soient repliées sur elles mêmes avec des valeurs et des comportements figés. Ce qui existe certes, mais de façon tellement marginale, que la vision générale ne peut être ainsi réduite.

 

Les peuples africains circulent, échangent, et ne sont pas indifférents à l’apport de l’autre que cet autre soit son voisin ou l’étranger d’une autre couleur. Les peuples et les civilisations africaines sont à l’instar des autres peuples et civilisations, avec une personnalité “irréductible” à celle de l’autre - et cela concerne l’individu, comme le groupe - et une similitude qui fait que l’on peut parler aujourd’hui d’une seule humanité. Cette similitude nous permet de faire bien des choses en commun et de communiquer.

 

Le schéma de la différence, poussé à l’extrême, aboutit aux guerres dites ethniques qui traversent aujourd’hui encore le monde. Et ce pour finalement partager les mêmes signes extérieurs de la culture mondiale qui, elle, avance sans autre soucis. La revendication ethnique devient en elle même un archaïsme, et n’a d’autre réalité que de prendre au piège la logique du discours culturaliste actuel.

 

Le mouvement même des différentes civilisations va vers des échanges et des apports souvent peu ou mal identifiés.

 

C’est dans ce sens que l’on pourra parler d’un monde certes unique et qui va malgré tout aujourd’hui dans le même sens, mais diversifié et pluriel : un monde collage dans une pensée collage qui n’a plus grand chose à voir avec les schémas universalistes ou universalisants qui ont guidé la pensée du XIX° et de la première moitié du XX° siècle.

 

La boucle est bouclée : montrer aujourd’hui des civilisations constitue à en montrer l’essence du mouvement. Sans chercher à arrêter le temps sinon par les ponctuations de l’analyse et de l’objet présenté qui eux marquent des moments.

 

 

Un musée des formes et non pas un musée des disciplines pour comprendre ces formes

 

Ce qui renvoie à la problématique générale des musées qui veulent s’inscrire dans ce mouvement, tels les musées de civilisation. Et qui sont tous confrontés au temps de l’analyse qui transforme toute monstration, non pas en acteur du temps réel de la société, mais en observateur d’un temps qu’il faut arrêter pour ne serait-ce avoir les moyens de l’observer. Et cette observation aujourd’hui plus que jamais déniée à l’intuition et à la philosophie, se veut scientifique puisqu’il semblerait que seules les sciences sont rigoureuses : ces sciences avec chacune son approche et sa méthode, que sont l’histoire, la sociologie, l’ethnologie, la géographie, l’archéologie et depuis quelques décennies la psychologie mâtinée de tout le reste, ne peuvent qu’aboutir à des musées hors du mouvement du temps. Et probablement finalement hors la société, car ces sciences ont à se satisfaire elles mêmes et pour rester sciences répondre à leur propre logique. Pour oublier le propos du musée d’aujourd’hui qui est autant un lieu de conservation, qu’un lieu d’exposition, de rapport au public.

 

Il ne peut pas s’agir de concevoir un musée historique, archéologique, ethnologique ou autre, mais bien un musée des formes, des expressions des civilisations de notre planète. Ce que le public a à voir, ce n’est pas de l’ethnologie, de l’histoire de l’art ou de l’archéologie, mais bien l’objet même des études :  les expressions de ces civilisations. Même si les instruments pour comprendre, analyser, choisir sont archéologiques, ethnologiques et historiques.

 

 

La part du politique

 

Ceci n’est pas dit pour attaquer les sciences de l’homme en tant que telles, mais pour affirmer la nécessité d’une pensée plurielle pour concevoir le musée. De la même façon, on voit ensuite dans le dispositif le rôle du scéno-muséographe, qui par l’autonomie qu’on lui confie, puisqu’il devient maître et désormais “créateur” de la forme muséale, se transforme en unique médiateur avec le public. Ce dont il n’est pas capable, ni intellectuellement, ni formellement.

 

Il serait temps de réfléchir différemment sur la méthode de conception et de production d’un musée. Quand un producteur décide de produire un film, même si les auteurs sont mis en tête d’affiche ou non selon leur notoriété, l’éclatement des compétences font qu’il reste le maître de son projet (sauf dans les cas de cinéma d’auteur qui concernent quelques réalisateurs au monde). Dans le cas d’un musée, le producteur est déjà un couple - le politique et l’administration publique -. Le politique décide et son producteur exécutif est l’administration. Mais le politique disparaît par la suite pour intervenir à une ou deux étapes qui sont le choix de l’architecte et moins du muséographe et parfois auparavant en proférant quelques désirs vaguement formulés. Le politique oublie que la phase de conception est réellement au niveau de la pensée du musée et qu’elle ne peut être uniquement celle de techniciens. Un musée est toujours une morale dont la forme - du contenu à l’architecture - doit lui être assujettie. Ni les artistes, ni les techniciens, ni les scientifiques ne peuvent chacun en avoir seuls le pouvoir. Surtout quand il s’agit d’un musée des civilisations où le pouvoir ethno-sociologique pourrait naturellement avoir le dessus, puisqu’il s’agit là de son champ, de son “territoire” naturel.

 

 

le musée débat de son temps

 

Ce musée peut être un moment de débat important sur la nature de la relation à l’autre que le troisième millénaire instaure. Cela peut en être sa modernité, sa “contemporainité”. Aussi il ne peut pas s’agir simplement que d’un musée patrimonial hébergeant des chefs d’oeuvres artistiques contextualisés pour essayer de marier deux approches - l’histoire de l’art et l’ethno-sociologie -, liées à l’histoire de deux structures marquées par l’époque où elles ont été conçues.

 

Une pensée moderne doit pouvoir faire face et intégrer différents regards sans chercher à les faire entrer dans un discours unique. Ce qui ne signifie pas pour autant incohérence ou pagaille, mais bien le reflet d’une multiplicité articulée sur le doute.

 

Ce doute ne doit pas être paralysant. Bien au contraire, il permet justement les affirmations, dans la mesure où elles ne sont pas régnantes et univoques, dans la mesure où elles se juxtaposent.

 

On peut savoir de façon précise le contenu symbolique d’un objet, il peut s’agir de l’affirmer mais comme une interprétation, à laquelle peut lui être associée une autre interprétation et peut-être aussi l’interprétation d’un autre objet, ou un élément musical, ou une qualité d’espace qui le feront percevoir différemment. C’est en cela qu’une cohabitation des différentes disciplines scientifiques, associées aux autres formes d’interprétation du réel, offrirait au visiteur la liberté du regard et interdirait toute réduction d’interprétation comme on le voit souvent dans les musées d’art rituel. Quand le visiteur verra des objets magiques, il doit pouvoir mesurer la spiritualité qui y prélude. Quand tel objet dit fonctionnel est présenté, il doit pouvoir aussi renvoyer aux valeurs spirituelles et sociales qui en sont à l’origine sans pour autant en ignorer la dimension socio-économique. Associer une vision, telle celle de Malraux, sur l’universalité de préhension des formes et de leurs valeurs, à une vision plus matérielle des fonctionnalités connues de ces mêmes formes.

 

Le monde des formes (matérielles et immatérielles) renvoie à des sens multiples qui intègrent tant la compréhension (la signification) que les sens sensibles (les sensations). C’est le pari d’un musée sur les formes des civilisations.

 

 

Le musée a-t-il déjà été un instrument de connaissance de l’autre ?

 

Toutes les sociétés d’aujourd’hui sont devenues cosmopolites et urbaines qu’elles soient européennes, africaines, asiatiques ou américaines. Et non seulement cosmopolites par les influences mais aussi par la réalité du croisement des peuples sur un même territoire.

 

Les outils pour appréhender l’autre que sont les musées, ces lieux qui abordent le patrimoine pour l’essentiel matériel, ne peuvent prétendre être les lieux uniques de la rencontre. Les télévisions, les radios et les journaux. mais aussi la parole de celui qui voyage, les objets importés, sont les principaux lieux de connaissance, d’appréhension de rencontre des cultures, pour ne pas évoquer l’évidence de la rencontre physique de l’autre, qui elle est devenue quotidienne. Si l’Europe découvre avec horreur qu’elle est devenue multiraciale et multiculturelle, l’Afrique l’a découvert bien avant avec l’intrusion musclée de la colonisation, et le découvre aujourd’hui dans une autre réalité, un autre rapport à l’autre qu’elle bâtit jour après jour.

 

Mais ne trichons pas sur les capacités occidentales à comprendre l’autre : si culturellement le monde était dans nos capitales occidentales depuis plusieurs générations, voire plusieurs siècles pour certaines cultures, à travers le patrimoine des collections privées et des musées, il est amusant de voir que notre pseudo connaissance par les musées du patrimoine des autres, ne nous a pas préparé un seul instant à comprendre l’autre, à partager notre quotidien avec ces autres venus chez nous. Ces autres qui ne sont plus autres chez nous, mais simplement nous chez nous. Et à qui nous offrons, à travers le musée une représentation de leurs propres civilisations d’origine vues à travers le regard d’une ou deux disciplines et une morale liée à la mauvaise conscience de l’ancien empire et à la bonne conscience du metteur en scène de l’autre et du rôle de la France dans le Monde, pourfendrice de l’hégémonie américaine, mais nostalgique de sa propre hégémonie.

 

Même si la forme de la boutade est prise pour dire cela, l’importance du propos ne peut être écartée légèrement. Admirer les objets d’une civilisation étrangère même avec des éléments contextuels, n’est pas une façon de connaître l’autre, celui qui l’a produit.

 

Et les magazines TV de type “faut pas rêver” et journaux de type Géo, malgré leur forme vivante et spectaculaire, n’y changent rien. Nous oublions chaque fois de rappeler le point d’où l’on regarde, sa relativité et sa réduction obligatoire d’une réalité. Et aucune science humaine ne peut y palier, car elle est elle même le produit de notre civilisation.

 

Le visiteur qui entre dans un musée de l’autre, doit pouvoir être questionné sur lui même, dans sa relation à l’autre. Ce qu’offre une connaissance plus ou moins partielle des autres sociétés et civilisations à travers le temps et l’espace, c’est qu’il n’y a pas qu’une seule façon de voir le monde et de le vivre. Et que la diversité des façons de vivre le monde renvoie à sa propre liberté (groupe et individu) à définir son destin. C’est le grand phénomène nouveau qui traverse le monde même si de chaque point de la Terre, chacun voit désormais la terre comme un entité, mais finalement chacun de son point de vue. Penser le monde dans sa diversité, c’est lui associer la diversité des regards.

 

 

'Little World'

 

Disney a une attraction très populaire dans ses parcs d’attractions, “Little World” où des poupées automates de toutes les races du monde chantent une même chanson. Une façon primaire de montrer la diversité raciale et culturelle du monde car les poupées extrême orientales sont habillées de kimonos brodés, les africaines sont dans la jungle avec des jupes de paille, et les européennes avec des robes (de plus dans des voitures). L’esthétique commune de base de chaque poupée et la chanson commune font de notre monde un monde commun. Il est évident que si l’on se place du côté asiatique ou africain, l’image ne serait pas la même. Little world touche à l’imaginaire collectif occidental et à sa vision du monde. C’est un propos américanisant de son propre cosmopolitisme qui fait intégrer au visiteur - parent et enfant - pour le minimum que le monde est composite, et que chacun y a sa place. La morale, le propos guident l’attraction, même si l’enfant vivant en Europe est plongé dans une caricature d’imagerie.  Et l’on aimerait bien voir changer cette vision régressive d’une diversité mondiale.

 

Néanmoins, Little World est la représentation du monde la plus communément admise par nos sociétés et fait ce que finalement aucun musée n’a réussi à faire : Little World pose la question de la morale, en y donnant sa réponse. Un musée ne peut pas s’abstraire de cette question, en s’interdisant certes d’y répondre, mais doit s’interroger sur ce qu’il véhicule dans son rapport au public et faire partager au public ce questionnement. Ce qu’il ne fait pas.

 

Qu’apporte de plus un musée parlant des arts rituels des différentes civilisations du monde si le schéma de la différence reste le même ?

 

 

Les acquisitions, Les collections

 

La France a les collections qu’elle a, la plupart du temps liées à son empire colonial déchu. L’histoire de chaque pays à travers les objets qui y sont rassemblés comme autant tribus de guerre, existe dans “presque” toutes les civilisations et pays du monde et il s’agit bien là d’acquis, quelles qu’en soient les origines. Les problématiques de restitution sont illusoires, et ce n’est en aucun là que se situe le propos.

 

Par contre, que le futur Musée des Arts et des Civilisations, veuille combler les “trous “ de ses collections, il s’agit là d’amoralité ou plus simplement d’anachronisme de l’histoire. Même si nous avons effectivement les moyens financiers de le faire.

 

Un musée à l’heure du monde ne peut plus se penser comme l’inventaire du monde, ou d’une section du monde. Il ne peut que participer à la mémoire du monde, au même titre que d’autres musées. Concevoir un musée comme un univers fermé et complet renvoie à l’idée de pensée universelle difficilement conciliable avec une pensée moderne non globalisante.

 

 

Les musées africains sont nus

 

Par ailleurs, quand on sait la difficulté des musées africains à ne serait-ce fonctionner avec des sommes dérisoires (de l’ordre de quelques dizaines de milliers de francs) et à ne pas pouvoir acquérir sur le marché international des pièces qui manquent cruellement aux patrimoines nationaux des nouveaux états, on est en droit de se poser la question de la valeur d’une politique d’acquisition d’un musée occidental et plus particulièrement français - voulu de plus politiquement : donc avec cette valeur symbolique - portant sur le patrimoine des autres.

 

Avec ou non de nouvelles acquisitions, le Musée du Quai Branly sera de toutes façons un des grands musées du monde des arts rituels.

 

 

Les actes et les discours : un peu de morale

 

La France n’est pas le résumé du monde, elle participe par son propre patrimoine et celui, extérieur, qu’elle a rassemblé au fil des siècles, à le représenter. Mais elle doit cesser de croire que tout doit passer par son filtre pour comprendre le monde et en définir son futur. Le rapport à la Francophonie est du même ordre. La France, son patrimoine et sa langue n’existent dans le concert mondial que dans le respect des autres et dans son exemple d’alternative aux hégémonies culturelles et politiques (pas économiques puisqu’elle y participe pleinement). Mais on peut dire qu’à leur façon, l’Inde, l’Iran, la Chine, sont aussi dans ce jeu d’alternative à des hégémonies, quoi qu’on en pense, quoiqu’on en dise.

 

Aussi politiquement, plus on aidera les autres sociétés à exister culturellement, politiquement, économiquement dans le monde, plus la France jouera un rôle probablement moins lié à son orgueil d’ancienne puissance hégémonique et plus lié à un humanisme permettant à chacun d’exister dans le monde, avec ses propres modèles et ses propres valeurs.

 

Argumenter contre les acquisitions “sèches” avec des raisons aussi politiques peut paraître naïf ou infantile. Mais nous sommes bien là dans le symbolique et pas ailleurs.

 

 

La nouvelle 'grandeur' de la France

 

Ce qui pourrait paraître 'grand' pour la France, c’est que sa politique d’acquisition auprès des marchands et lors des ventes sur le marché international, pourrait profiter à une réelle politique de coopération et de développement des musées africains (pour ne citer que cette partie continentale du projet) en offrant les achats aux différents musées mais en échange avoir le droit de les exposer à Paris un temps ou selon des fréquences à définir. S’inscrire dans une politique d’échange et de coopération avec les musées africains comme l’a esquissée par ailleurs Etienne Féau. Et oublier une attitude de grande puissance d’argent, capable d’acheter le sang du monde: sa culture. Il s’agit ici de décence et du rôle moral que la France prétend mener.

 

 

L’art contemporain, L’art contemporain au Louvre ?

 

La présence de l’art contemporain dans un musée Beaux Arts, voire arts populaires, qui étale les siècles et les civilisations, avec un peu de tout sur tout, fait un peu “musée municipal provincial”. L’aspect péjoratif de cette affirmation ne doit être compris négativement, mais simplement pour mettre en évidence le décalage de propos entre un musée spécialisé de dimension internationale et un musée local qui doit dispenser un peu de chaque chose de l’univers à sa population.

 

On voit mal le Louvre ou n’importe quel musée du monde de même nature et de même stature avoir une section d’art contemporain. Même Beaubourg dédié à l’art moderne a du mal à être réellement un musée d’art contemporain dynamique. On ne parlera pas plus loin de la double notion d’art et de civilisation du Musée Branly qui rendra encore plus délicate l’introduction de “l’art contemporain” en tant que tel.

 

Par ailleurs, la connaissance de l’art moderne en Afrique (du début du siècle à nos jours) est réellement faible pour ne pas dire plus. Il est dans les projets de plusieurs institutions, y compris Revue Noire, de réaliser les premières synthèses, mais pour être fiables et relativement complètes, il faudra une décennie de recherche pour prétendre à une réelle maîtrise.

 

 

Une connaissance partielle

 

Pour ce qui concerne l’art contemporain, peu de monde a aujourd’hui une vision globale. Même si l’exposition des Magiciens de la Terre de Jean Hubert Martin et le travail que celui-ci continue de réaliser au MAAO, puis les expériences de la collection Pigozzi dirigée par André Magnin, et de Revue Noire peuvent prétendre à une connaissance globale, il n’en reste pas moins que celle-ci est aussi récente, partielle et fondamentalement humble. L’engouement est pourtant réel partout dans le monde avec en Allemagne, en Grande Bretagne, aux Etats Unis et dans quelques autres pays du monde, des recherches réalisées pour des manifestations ponctuelles, qui contribuent à une meilleure connaissance. Mais un continent ne peut être réduit à la connaissance approfondie d’une centaine d’artistes (même si Revue Noire en a publié plus de 2000). Et là n’est point évoquée la valeur du talent de cette centaine d’artistes.

 

Introduire l’art contemporain dans un tel musée référence de l’art rituel, ne pourrait se faire qu’au gré d’expositions temporaires, mais à nouveau, en est-ce réellement la place ?

 

On préférerait des espaces ou un espace indépendant dévolu aux expressions contemporaines, dans une vision ouverte permettant une multiplicité d’expressions (tant artistiques que critiques), et avec des risques et des libertés que ne pourra jamais offrir le futur musée : l’objectif de ce dernier est de valoriser avec une rigueur scientifique des patrimoines en évitant les pièces aux origines fantaisistes.

 

 

L’art rituel rural, l’art contemporain urbain

 

La création contemporaine est essentiellement urbaine et demain encore plus qu’aujourd’hui. Comment pourra-t-on faire cohabiter un art rituel, la plupart du temps lié au monde rural ou à un monde urbain nourri de ruralité, avec la dimension urbaine contemporaine quasi-planétaire de l’Afrique - pour ne citer que ce continent- . On ne peut faire cohabiter le tout et son contraire.

 

 

Le contemporain dans le mouvement des formes des civilisations

 

Par contre la dimension contemporaine pourrait ou devrait être introduite dans le propos premier du musée. Donner les traces aux visiteurs du mouvement des différentes civilisations et de leurs enracinements dans le présent est certainement la meilleure façon de ne pas “geler” une vision des civilisations présentées, pour conclure un propos tenu auparavant.

 

En ce sens, on pourrait  montrer dans les salles temporaires les expressions contemporaines des civilisations traitées dans les salles permanentes. Ce qui peut, bien sur, intégrer les productions artistiques. Ecouter un chant traditionnel mandingue et l’entendre transposé par Salif Keita au son de quelques instruments électroniques est important. On retrouvera les mêmes mouvements dans les arts appliqués (dont la mode et le design), dans certaines productions artistiques, et aussi au niveau des comportements sociaux.

 

Si je suis peu favorable, sinon hostile, à la présence de l’art contemporain en tant qu’espace d’art contemporain au Musée du Quai Branly, autant je suis favorable à l’indispensable présence des expressions contemporaines dans le cadre strict des civilisations concernées par le Musée.

 

Ainsi se termine ma contribution, certes un peu brutalement, à moins qu’il y ait une autre fin que j’aurai mis dans un dossier oublié.

 

C’est aussi le début de rencontres peu nombreuses mais chaleureuses et riches avec Germain Viatte et Stéphane Martin. Ce dernier nous confiera l’entière conception d’une nouvelle biennale des images du monde Photoquai et la direction artistique de la première édition en novembre 2007.

 

 

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par Jean Loup Pivin, février 1999, texte écrit dans le cadre des réflexions sur le nouveau Musée des Civilisations.

voir aussi le livre 'Anthologie l'Art Africain au XXe Siècle' , les textes de Jean Loup Pivin et Étienne Féau 'Territoire des Formes'

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